Concerto en abyme
Dix-sept minutes quarante-deux secondes. C’est la durée du concerto. De leur concerto. Il a posé le CD dans le tiroir noir, qui l’a silencieusement avalé. Le compte à rebours des dix-sept minutes et quarante-deux secondes s’affiche en chiffres verts sur l’écran du lecteur.
L’orchestre expose la belle phrase claire, joyeuse mais pas trop, du thème initial.
C’est à ce moment-là qu’elle ramenait ses jambes pliées sur le canapé, qu’elle posait la tête sur son épaule, qu’elle passait son bras autour de son cou.
Le violon reprend le thème, sans fioritures excessives, légèrement souligné par les cordes graves et les bois.
Comme il avait couru, de la voiture vers le hall d’accueil des urgences ! Que de palabres, d’explications dans le brouhaha des détresses, des angoisses, avant de pouvoir coller ses deux paumes et son front moite sur la vitre, derrière laquelle elle reposait, reliée encore à la vie par mille tubes, mille fils, mille liens technologiques.
Le deuxième mouvement commence lentement. Adagio. Dans une tonalité suave et pénétrante, le second thème se déroule sur six mesures, tissant sa mélodie complexe et lumineuse, installant la plénitude dans un approfondissement idéal.
Avec quelle respectueuse délicatesse son corps tiède et moite rencontrait le sien ! Avec quelle chaste impudeur sa peau de velours épousait la sienne, rendant frisson pour frisson, halètement pour halètement, l’hommage des sens à l’amour, de la passion à la jouissance.
C’est presque avec brutalité qu’il avait écarté l’infirmière arrogante prétendant l’arracher à son attente suppliante et révoltée. Elle s’était résignée, dans un haussement d’épaule, à le laisser à son hébétude douloureuse.
Le compte des minutes décroît sur les chiffres lumineux. Un deuxième violon est venu se joindre à l’instrument soliste ; leurs arpèges s’entrelacent, subtils et sensuels. Ils s’effacent et dominent tour à tour dans la pulsation d’un environnement sonore où l’on ne distingue plus, maintenant, s’ils sont une ou deux voix.
Les effluves entêtants de leurs cheveux, de tous les replis de leur corps, les précipitaient dans une quête effrénée de fusion, rythmée de sons rauques, inarticulés.
La pulsation lancinante du moniteur cardiaque se faisait irrégulière. Il ne pouvait décrypter le message de tous ces appareils qui montraient comment, peu à peu, se délitait la vie de celle qui était sa vie. Puis l’interminable signal continu, la cavalcade de figurines vêtues de blanc, la mine navrée de pantins inutiles, porteurs de la nouvelle impossible à croire, impossible à accepter. Impossible à refuser.
Le troisième mouvement est très lent. L’attaque de tous les graves est pesante, tragique. L’écrasant appareil harmonique est lugubrement ponctué de roulements de timbales.
Il dégage de son chiffon graisseux l’objet luisant, lourd. Il le soupèse, empoigne la crosse, glisse son doigt dans le pontet, effleure la détente.
La seule question qui l’occupe est :
« Où ? ».
Sur le front ?
Sur la tempe ?
Dans la bouche ?
Où appuyer le canon de l’arme ?
L’intensité sonore monte au fortissimo. Puis une rupture totale laisse, pendant de longues secondes, vibrer la réverbération.
Les dernières secondes s’égrènent sur l’écran du lecteur.
Ce sera le front. En plein milieu.
Rompant le silence, le violon jette un cri ascendant d’une insoutenable intensité, bientôt englouti par l’accord final, lancé par l’orchestre complet.
Le silence, enfin.
Il murmure : « J’arrive ! ».
Jacques Fabre "Jakolarime" © 19 mars 2005