La Porte

La Porte

Mardick déboîta soigneusement le panneau arrière du syntoniseur magnétique multifonctions, et glissa hors de sa cachette la vieille enveloppe cartonnée, fermée d’un élastique racorni. Par surcroît de précaution, il vérifia une dernière fois que les capteurs visuels, phoniques et thermiques, placés par la Milice, étaient hors service, avant de sortir de leur pochette les images décolorées. Le cœur battant, il saisit délicatement la vignette élimée.

« Pho–to–gra–phie… » prononça–t–il presque religieusement.

C’était le nom que les anciens donnaient à ces grossiers supports sur lesquels était imprimée, en deux dimensions, la représentation graphique des objets, des personnages et des paysages dont ils voulaient garder la trace permanente. Mardick était toujours attendri lorsqu’il examinait ces images figées et silencieuses qui emprisonnaient un instant du passé. Rien à voir avec les hologrammes sonores et odorants qui, aujourd’hui, restituaient dans une vérité totale une tranche de vie dont la réalité était presque palpable !

Mais de ces cartons primitifs émanait une émotion dont l’intensité l’étonnait toujours. L’effet du bouquet des sentiments qui s’en dégageaient était encore renforcé par la transgression que constituait, selon la loi en vigueur, le simple fait de les posséder et de les regarder.

Ce que montrait cet antique cliché n’était rien de moins que le franchissement de la Porte ! Mardick, qui venait seulement d’atteindre, en sa vingtième année, le Troisième Degré de la hiérarchie sociale du Novo Tempo, ne serait pas autorisé à se rendre sur le site, sévèrement gardé, de la Porte, avant plusieurs décennies.

On y voyait nettement la silhouette des hautes structures, évoquant des potences, qui marquaient le point de passage entre le Monde d’Avant et le Monde de Maintenant. Trois personnages semblaient attendre, au bord du chemin tracé sur un sol ravagé par le récent cataclysme, le passage d’un quatrième homme, monté sur un animal qu’on nommait cheval. Mardick était fasciné par ce mode archaïque de déplacement. Il ne parvenait pas à concevoir le cheminement de pensée qui avait pu conduire un de ses ancêtres à l’imaginer, alors que la téléportation, qu’il utilisait quotidiennement, lui semblait si naturelle : un instant de concentration ; la visualisation imaginaire du lieu de destination ; la pression sur un bouton lumineux, et hop ! on était arrivé…

Les photographies de la pochette, qu’il consultait fébrilement – et clandestinement – chaque fois qu’il le pouvait, fourmillaient de représentations du mode de vie d’Avant : les automobiles, bruyantes et malodorantes ; les vêtements, malcommodes et baroques, qu’il fallait ôter et remettre plusieurs fois par jour, et laver lorsqu’ils étaient sales ; les repas, que l’on préparait par des mélanges complexes de plantes et d’animaux morts, et que l’on cuisait au moyen d’une source thermique barbare ; les rites amoureux, qui semblaient être chez eux une préoccupation dominante, au cours desquels des personnes, le plus souvent de sexe différent, se palpaient et se pénétraient pour réaliser la perpétuation de l’espèce, ou même pour produire seulement une transe voluptueuse, éphémère et gratuite…

L’idée qu’un membre de sa lignée eût, il y a tant et tant d’années, tenu en ses mains la machine primitive construite pour produire les images qu’il regardait, le plongeait dans une nostalgie douloureuse et délicieuse. Un appel étrange, venu du fond des âges, l’attirait vers ce monde dont il était issu, bien qu’il lui parût si étranger, et qu’il rêvait plein de sensations et d’expériences inouïes qu’il brûlait de connaître.

Sans le savoir, les silhouettes fragiles qu’il contemplait quittaient un univers rude et meurtri, et avançaient vers un inconnu qu’ils devraient inventer. Bouleversé, il fixait cette Porte dont le Cénacle des Guides avait conservé les restes.

Il sentait grandir en son esprit une question obsédante : peut–on la franchir dans l’autre sens ?

Jacques Fabre "Jakolarime"© 28 mars 2004

Un beau texte d'anticipation. Tu excelles dans tous les genres, Jakolarime. Et je suis vraiment étonné que tu ne veuilles pas partager toutes ces pépites par l'intermédiaire d'un recueil publié.
Cette histoire est d'autant plus touchante qu'en parcourant ton site, on voit que tu voue un intérêt pour la photo. J'ai lu sur ton site que tu pratiques la photo depuis ta tendre jeunesse... A travers les lignes de ton récit, on devines que tu entretiens une relation "charnelle" avec tes clichés. Alors, bien que ce soit peut être pour toi une infamie, est-il prévu que tu mettes en ligne (sur un site spécifique) la masse importante de documents que tu as du amassée au fil des années - je t'avoue que je serai très curieux de voir des clichés historiques (de Paris, ou d'ailleurs)... qu'en est-il?

Stonnik a écrit:

(...) Et je suis vraiment étonné que tu ne veuilles pas partager toutes ces pépites par l'intermédiaire d'un recueil publié.

Je ne dis pas que je ne veux pas ! Je dis que ça ne m'intéresse guère. Et ce désintérêt est fondé sur deux motifs : d'abord, je ne suis pas du tout convaincu que mes textes (assez peu nombreux, disparates, d'une qualité très modeste si je compare avec les auteurs "patentés" que j'apprécie) soient susceptibles de justifier le sacrifice des quelques arbres nécessaires à la fabrication du papier qui en recueillerait la trace. Ensuite, je ne suis pas sûr d'avoir envie d'entrer dans le circuit des éditeurs qui en lisent tellement d'autres, de textes, et certainement bien meilleurs que les miens. Mais l'année prochaine je serai à la retraite. j'aurai donc un peu plus de temps pour penser à tout cela et tenter l'aventure ?
Tu es bien bon de voir des pépites (là où d'autres ne verraient peut-être que de la gangue...) et ça me fait réellement plaisir que l'on me dise qu'on apprécie ce que j'écris.

Citation :

est-il prévu que tu mettes en ligne (sur un site spécifique) la masse importante de documents que tu as du amassée au fil des années -

Il faut d'abord que je fasse un gigantesque tri... Le temps de la retraite devrait m'en donner le loisir, et c'est dans mes projets. Mais, les techniques évoluent, comme tu le sais, et il me faudra scanner des épreuves papier, ou des diapos ou des négatifs noir et blanc. C'est évidemment moins commode qu'avec les moyens modernes (je suis très content de mon EOS 350d reflex, dont les 8 Mega pixels commencent à donner une définition proche de l'argentique. Avec le chouette objectif EF S 17-85 5 (stabilisé...) , on peut commencer à faire du bon boulot.)

Citation :

je t'avoue que je serai très curieux de voir des clichés historiques (de Paris, ou d'ailleurs)... qu'en est-il?

J'ai même quelques clichés du chantier des Pyramides de Guizeh, et des portraits de mes copains Ramsès II et Louis XIV, si ça t'intéresse... (non je déconne, là). En fait, dans mes débuts, j'ai surtout fait de la photo familiale. J'ai quand même de beaux clichés de l'Ethiopie où j'ai séjourné en 1968/69, lorsque j'étais coopérant, et d'autres pays d'Afrique ou d'autres pays et continents sur lesquels je suis allé.
En tout cas, merci pour ton intérêt. Et à suivre, j'ai encore pas mal de textes et poèmes dans ma besace, comme tu as pu le voir sur mon site.

Jakolarime a écrit:

Tu es bien bon de voir des pépites (là où d'autres ne verraient peut-être que de la gangue...) et ça me fait réellement plaisir que l'on me dise qu'on apprécie ce que j'écris.

Je ne suis pas éditeur, et donc, il est certain que je serai incapable de te dire si tes écrits sont "exploitables". Je m'exprimai le plus simplement possible. Je ne peux que respecter un travail, dont je ne me sens pas capable d'égaler la souplesse. - tu auras sans doute remarqué que mon style est lourd et empesé, alors crois moi, si je t'ai demandé si tu comptais éditer tes textes, c'est que je sais qu'il y en a beaucoup qui publient sans avoir ta qualité d'écriture. Mais, il est vrai que je ne suis qu'un néophyte, alors pardonne moi si ma question t'est apparue mal placée.

Jakolarime a écrit:

J'ai même quelques clichés du chantier des Pyramides de Guizeh, et des portraits de mes copains Ramsès II et Louis XIV, si ça t'intéresse... (non je déconne, là). En fait, dans mes débuts, j'ai surtout fait de la photo familiale. J'ai quand même de beaux clichés de l'Ethiopie où j'ai séjourné en 1968/69, lorsque j'étais coopérant, et d'autres pays d'Afrique ou d'autres pays et continents sur lesquels je suis allé.

Il n'y avait aucune pointe d'ironie dans ma question. J'ai pour habitude de respecter mes aînés, et puis c'est en amateur que j'ai fais montre de cette curiosité au sujet de tes clichés. Sans pour cela remonter au règne de Ramsès II, de Toutankhamon ou de Charles Quint, une photographie témoignage ou trace m'interroge, et c'est déjà beaucoup. Si l'expression "tendre jeunesse" t'a heurté, il ne fallait pas y voir la marque de quelque malice que ce soit, mais plutôt l'expression d'une curiosité un peu avide, et je m'en excuse.

Stonnik a écrit:

Je ne suis pas éditeur, et donc, il est certain que je serai incapable de te dire si tes écrits sont "exploitables". Je m'exprimai le plus simplement possible. Je ne peux que respecter un travail, dont je ne me sens pas capable d'égaler la souplesse. - tu auras sans doute remarqué que mon style est lourd et empesé, alors crois moi, si je t'ai demandé si tu comptais éditer tes textes, c'est que je sais qu'il y en a beaucoup qui publient sans avoir ta qualité d'écriture. Mais, il est vrai que je ne suis qu'un néophyte, alors pardonne moi si ma question t'est apparue mal placée.

Rassure-toi, je ne suis pas du tout choqué , et tes questions sont parfaitement légitimes et pertinentes. Ton style est ce qu'il est, et il est empreint d'une grande originalité. Je ne suis d'ailleurs pas le seul à l'avoir remarqué ici, c'est donc qu'il y a quelque chose.
Cela dit, je ne t'ai pas laissé entendre que je considérais qu'il fût urgent que tu postulasses pour le prix Nobel de littérature... Tu qualifies toi-même ton style de "lourd et empesé" (ce en quoi je ne suis pas forcément d'accord) ; cela signifie qu'il ne te satisfait pas totalement : c'est toujours mieux que de sombrer dans une admiration narcissique de ses propres oeuvres, et cela dénote la conscience que l'on a d'avoir une marge d'amélioration. Tu trouveras toi-même les voies de ce progrès, ou tu pourras toujours solliciter des avis et des critiques constructives (je ne me sens pas particulièrement qualifié pour donner des leçons, mais je suis à ta disposition pour te donner des avis solidement motivés si tu le souhaites. - ça peut toujours être utile, mais ça doit être reçu avec distance et discernement). C'est en lisant et en écrivant beaucoup qu'on finit par épurer sa manière d'écrire.
Je participe personnellement depuis trois ans à un atelier d'écriture. J'y apprends beaucoup de choses quant au style, et à différentes techniques d'écriture, et je n'écris plus exactement de la même façon qu'auparavant. Bien sûr, la base de tout est, à mon avis, la maîtrise de la langue française : syntaxe, vocabulaire, ponctuation (hélas si méconnue - je suis assez maniaque sur la ponctuation...), orthographe. Ce sont les outils de base, qu'on n'acquiert qu'avec la lecture (voire l'étude) des grands auteurs, classiques ou non. Cela dit, écrire ne consiste pas à faire un devoir de composition française parfait ! Les prétendues "fautes de style" sont souvent la marque de la personnalité de celui qui écrit. Considère qu'en peinture Picasso (et tant d'autres) a créé son propre style, mais il maîtrisait parfaitement les principes de la peinture "académique" (voir les oeuvres de sa "période bleue"), et c'est tout le contraire d'un "barbouilleur".

Jakolarime a écrit:

J'ai même quelques clichés du chantier des Pyramides de Guizeh, et des portraits de mes copains Ramsès II et Louis XIV, si ça t'intéresse...

Citation :

Il n'y avait aucune pointe d'ironie dans ma question. J'ai pour habitude de respecter mes aînés, (...) Bon, tout ça que si l'expression "tendre jeunesse" t'a heurté, il ne fallait pas y voir la marque de quelque malice que ce soit, mais plutôt l'expression d'une curiosité un peu avide, et je m'en excuse.

Oh la la, mais il n'y a vraiment AUCUN problème pour moi ! Coooool ! Je ne suis pas la reine d'Angleterre , je ne suis pas du tout susceptible, et je ne réclame ni plus ni moins de "respect" que n'importe quel être humain (il y en a, je le sais...) qui fréquente ce forum. Et il n'y a rien dans ce que tu m'as écrit qui soit de nature à me heurter. Je suis ravi de converser avec toi, et avec tous ceux qui trouvent un quelconque intérêt à ma conversation. C'est le principe même d'un forum, si je ne me trompe.