Les Tambours

Bon je me lance pour le concours. Voici une nouvelle que j'ai écrite il y a déjà pas mal de temps. Bonne lecture.

LES TAMBOURS

En cette fin de nuit, le murmure des tambours emplissait l'air, tel des centaines de cœurs battant à l'unisson: il était l'heure...
Matévane ouvrit les yeux. Rejetant la peau d'ours qui lui servait de couverture, elle se leva. Un frisson parcourut son corps dénudé: le feu qui brûlait la veille au centre de la hutte s'était éteint, laissant la fraîcheur nocturne pénétrer le rempart de peau de bêtes. La jeune femme revêtit une robe de plumes blanches et coiffa ses cheveux en deux longues nattes brunes ornées de perles. Elle ceignit son front délicat d'une couronne de coquillages. Sa ceinture et son bracelet étaient de nacre... Les tambours jouaient...
Doucement, elle souleva le pan d'étoffe qui maquait l'entrée et franchit le seuil. A ses pieds, s'étendait la plaine verdoyante que la brume matinale enveloppait d'un linceul vaporeux. Des milliers d'hommes et de femmes étaient rassemblés là, le corps et le visage peints, autour d'un édifice de rondins sur lequel reposait un homme. Tous, armés de torches, attendaient l'aube.
Lorsque la jeune femme apparut, face à elle ils s'agenouillèrent, murmurant des prières et des louanges, honorant ainsi Matévane, leur déesse incarnée. Pour elle les tambours jouaient...
Lentement, elle traversa la foule, ses pieds nus caressant l'herbe humide de rosée. Sa robe de plumes bruissait, frêle battement d'aile d'un cygne qui prend son vol, les coquillages sur son front cliquetaient au rythme de ses pas, au rythme des tambours...
La foule murmurait: "Ma-té-vane! Ma-té-vane!". Alors qu'elle approchait du centre de la plaine, quelqu'un lui tendit un brandon. Elle s'en saisit. Elle atteignit enfin l'autel de bois. Grand et musclé, le teint basané, des boucles brunes encadrant son visage carré: il était beau, l'homme qui reposait là. Il semblait dormir. A ses côtés, étaient posés un javelot, un arc et un carquois: les armes d'un valeureux combattant. Matévane se souvenait: son nom était Té-Washi, il était le meilleur.
Tandis qu'une larme roulait sur sa joue ronde, elle déposa un baiser sur le front du guerrier. S'étant reculée, elle approcha la flamme du bûcher. Lorsque celui-ci s'embrasa une clameur s'éleva: "Ma-té-vane! Ma-té-vane! Ma-té-vane!", scandait la foule. Le grondement des tambours enfla dans la plaine, jusqu'à envahir l'esprit de la jeune femme, le sang dans ses veines pulsant à leur rythme, de plus en plus rapide. A leur tour, ses pieds martelèrent le sol en cadence, exécutant comme de leur propre volonté les pas d'une danse rituelle. Le reste de son corps suivit, ondulant comme un roseau dans le vent. Les plumes blanches volaient, les coquillages s'entrechoquaient, la déesse resplendissait, et la foule, hypnotisée, tournoyait et criait. Le cœur de chacun s'élevait en même temps que l'âme de leur frère. Tandis que des centaines de mains frappaient frénétiquement les peaux tendues sur des cadres de bois, tout un peuple répondait, enchaînant les pas a une cadence infernale. La brume évoluait en volutes compliquées, esprits terrestres se mêlant à ses hommes et à ses femmes autour d'un immense feu de joie, en un superbe ballet funèbre en l'honneur d'un champion défunt: Té-Washi Le Valeureux. Le tempo s'accéléra, les cœurs s'emballèrent et plus rien n'exista que le tonnerre des tambours...
Alors vint enfin l'aube, et avec elle les couleurs de la vie: le deuil s'achevait en même temps que la nuit. Matévane s'arrêta de danser. Les tambours cessèrent de jouer et, dans le soudain silence qui marquait le début d'un jour nouveau, le rideau de brume se déchira. Petit à petit, la foule s'égailla, et Matévane resta seule au milieu de la plaine. Elle contemplait le ciel, splendide écrin de soie bleue pour ce joyau d'or incandescent qu'était le soleil du matin. Un éclat de lumière l'aveugla à l'instant où les rayons de l'astre accrochèrent l'angle d'un gratte-ciel. A contrecœur, elle se détourna: il était temps pour elle de regagner la ville.